Histoire de Lynx de Claude Lévi-Strauss, impressions et commentaires de lecture (4)

Publié le par Pi_ro_94

Il analyse aussi à travers les textes de Montaigne, le retentissement qu’a pu avoir la découverte de l’Amérique sur la pensée occidentale. Dans un premier temps affirme-t-il cette découverte n’eut aucun retentissement, les Occidentaux (qui étaient des Orientaux pour les Amérindiens ne l’oublions pas) et particulièrement les Espagnols étant repliés sur eux mêmes et pas du tout ouvert à une autre humanité. Les mythes et les songes des indiens du Mexique et du Pérou prédisant et décrivant l’arrivée d’hommes blancs et barbus ne les étonnèrent pas le moins du monde et ils reconnurent dans ces descriptions Saint-Barthélemy et Saint-Thomas. Par ailleurs cela leur apportait la preuve que le Diable existait bel et bien. Il faut attendre Montaigne pour qu’enfin une réflexion sur ces nouvelles terres et cette humanité jusqu’ici inconnue s’esquisse.

Montaigne, souligne l’auteur, est né en 1533 et ne commence à écrire « Les Essais » que dans le dernier quart du siècle donc avec un certain recul par rapport à l’événement de la découverte. Trois chapitres y sont consacrés, « Des coches », « Des cannibales » et « L’Apologie de Raymond Sebond ».

« Des coches » est consacré à ce qu’on nomme aujourd’hui les « hautes cultures » du Pérou et du Mexique. C’est en historien qu’il se penche sur les épisodes les plus tragiques de la conquête pour les condamner en relevant tout ce qui rapprochait ces hautes cultures américaines de la notre et eut justifié une collaboration plutôt que les massacres, pillages et destructions perpétrés par les envahisseurs.

Dans « Des cannibales » Montaigne aborde les basses cultures pour dire dans un premier temps que la conscience occidentale à moins à se reprocher dans la mesure où des peuples très primitifs sont plus à l’abri des conquérants qui n’y trouveraient pas « les marchandises qu’ils cherchaient […] quelque aultre commodité qu’il y eust : tesmoings mes Cannibales ». Sans doute ceux-ci sont aussi condamnés mais pas par des destructions et massacres comme ceux qui réduisirent à néant «l’espovantable magnificence des villes de Mexico et de Cusco». Pour Montaigne « ils vivront leur déclin de manière graduelle et passive et dans l’ignorance de ce que coûtera un jour à leur repos et bonheur la connaissance des corruptions de deça, et que de ce commerce naîtra leur ruine». Ces corruptions n’est-ce pas ce que nous appelons acculturation ? Ils sont si proches des lois naturelles, que Montaigne regrette que le contact ne se soit pas fait plus tôt, du temps des Grecs, même si les Anciens n’eussent déjà pu imaginer une naïveté si pure et si simple. C’est en raison de cette incommensurabilité entre une culture demeurée proche de la loi naturelle et la notre que Montaigne s’interdit de juger des mœurs et des croyances et offre au lecteur un précis très documenté d’ethnographie tupinamba .

Lévi-Strauss signale dans « les Essais » une ambiguïté toujours d’actualité aujourd’hui ; à savoir : que toute société apparaît sauvage ou barbare au critère de la raison ; mais que jugée au même critère, nulle société ne devrait apparaître comme barbare ou sauvage puisque toute coutume replacée dans son contexte pourra trouver un fondement et se trouver justifiée par un discours bien conduit. Cette ambiguïté ouvre deux perspectives : celle de la philosophie des lumières et d’une société qui aurait enfin une assise rationnelle et celle qui débouche sur le relativisme culturel et le rejet de tout critère absolu permettant à une culture de juger une autre. Lévi-Strauss en affirmant que « Montaigne navigue entre ces deux écueils » livre le fond de sa pensée. Pour lui l’une et l’autre sont intenables puisqu’il traite par ailleurs la philosophie des lumières d’utopie. Serait-il d’accord avec la conduite de Montaigne qui est de suivre la raison pratique à défaut de suivre la raison spéculative : puisque toutes les coutumes se valent, en bien ou en mal, la sagesse conseille de se conformer à celles de la société où nous sommes nés et où nous continuons de vivre ?

Lévi-Strauss poursuit son analyse des « Essais » en indiquant que cette morale imprègne « l’Apologie de Raymond Sebond » mais qu’elle n’empêche pas Montaigne de faire un usage des données ethnographiques plus radical que dans les autres chapitres déjà analysés. Il ne se contente pas, dit-il, de citer à comparaître devant le tribunal de la raison les diverses coutumes pour les accepter toutes ou ne leur accorder qu’une valeur relative mais il s’en sert pour instruire le procès de la raison elle-même.

La discussion des données ethnographiques ne tient qu’en quelques pages mais elles interviennent à un moment stratégique de l’Apologie peu après l’avertissement solennel sur lequel s’ouvre le dernier tiers du chapitre quand Montaigne, précise Lévi-Strauss, pour venir à bout de ceux qui prétendent prouver la religion par des raisons spéculatives, se résoudra à porter « ce coup désespéré auquel il fault abandonner vos armes pour faire perdre à vostre adversaire les siennes» ; à savoir : refuser à la raison tout pouvoir.

Pour Montaigne, il n’y a que deux possibilités, soit nous pouvons juger tout à fait, ou tout à fait nous ne le pouvons pas. Mais partout la notion du vraisemblable enveloppe celle du vrai et nous ne pouvons pas nous appuyer sur nos facultés naturelles puisque la perception des choses varie chez chaque sujet en fonction de ses états et varie d’un sujet à l’autre. Il n’y a pas de perception, de doctrine, de vérité qui ne seront démenties un jour. C’est vrai en physique, en médecine, en astronomie et même en géométrie « qui pense avoir gaigné le plus haut point de certitude parmy les sciences ». Mais le fait principal c’est la découverte d’un continent quasiment égal à celui du monde connu jusqu’alors. Mais pas tant la découverte en elle-même que les enseignements particuliers qu’il y trouve.

Or que nous révèlent-ils sinon « sinon les similitudes et convenances de ce nouveau mondes des Indes Occidentales avec le notre présent et passé… ». Montaigne liste sur plusieurs pages une ensemble de croyances et de coutumes communes à l’Ancien et au Nouveau Monde ou qui s’opposent. Montaigne met sur le même plan l’identité et la contradiction, toutes deux significatives de l’arbitraire des coutumes et croyances. Quand elles se ressemblent, l’ignorance où les deux mondes étaient restés l’un de l’autre exclut l’emprunt qui serait une explication rationnelle et quand elles divergent et s’opposent cela montre qu’il leur manque un fondement naturel.. Montaigne pousse ainsi le relativisme culturel jusqu’à sa pointe extrême en niant qu’il puisse y avoir «des lois fermes, perpétuelles et immuables […] empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence … » . La conclusion de Montaigne est terrible «… et puisque les sens aussi sont trompeurs force est de reconnaître que tant dans l’ordre de la nature, que dans celui de la culture nous n’avons aucune communication à l’estre ». Nous serions donc impuissants à rien connaître, prétend Montaigne, sauf au travers de la divinité concède-t-il.

Il me paraît peu vraisemblable que cette position de Montaigne soit totalement celle aussi de Lévi-Strauss dans la mesure où il y a entre Montaigne et nous, Pascal, Descartes, toute la philosophie des lumières et les avancées de la pensée scientifique mais finalement Lévi-Strauss n’expose pas sa philosophie et reste dans une position en retrait d’ethnologue et d’observateur attentif et neutre, non pas des mœurs dans le cas de Montaigne mais de sa pensée qu’il juge quand même subversive sous ses dehors conservateurs. On sent aussi chez-lui une certaine admiration de Montaigne qui se tient en équilibre sur un rocher entre deux mondes et deux modes de pensée. Cependant je ne pense pas que Lévi-Strauss s’en remette à la divinité pour la connaissance des choses que celles-ci soient de la nature ou de la culture puisque comme il le dit dans son avant propos il considère que c'est "dans la pensée scientifique que réside la grandeur de l'Occident".

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