Balade nocturne
Dans des vieux cahiers on retrouve parfois des anciens écrits qui ont pris un peu la poussière. On les relit et on se dit qu'ils n'étaient pas si mauvais mais on n'est plus tout à fait dans les mêmes sentiments d'alors. J'ai donné le titre "balade nocturne" à celui-ci sans doute écrit à la fin des années 70. Je l'ai un peu retravaillé.
Paul était debout dans son appartement près d’une fenêtre. Il sentait l’ombre de la pièce derrière lui alors qu’il regardait dans la rue lumineuse et active. Il colla son front et ses mains à la vitre, appréciant le froid qui lui donna un frisson. La rue d’Odessa où il habitait dans un petit studio coincé sous les toits était une rue commerçante et vivante pas comme la partie qui longeait le cimetière Montparnasse du boulevard Edgard Quinet où à cette heure il n’y avait plus personne. Des hauteurs où il se trouvait les bruits de la rue lui arrivaient étouffés. Il respira profondément et décida de sortir un peu avant de se coucher.
Arrivé dans la rue, Paul boutonna son parka et se dirigea vers le boulevard Montparnasse qu’il traversa pour s’engager rue de Rennes. Le ciel avait un aspect glauque et jaune et se refermait sur Paris comme la voûte basse d’un cloitre. Il avançait vite pour quitter la nuit de néon du quartier. A cette heures, les boutiques étant fermées, la rue de Rennes était moins fréquentée qu’en journée. Quelques brasseries toutefois restaient ouvertes, il regardaient en passant les clients, tristes ou rieurs, attablés devant des verres ou des tasses à moitié vides, la plupart abrités à l’intérieur derrière la buée des vitres des devantures, protégés du froid et de la nuit. Certains plus courageux restaient sur les terrasses qui étaient chauffées par des convecteurs à gaz ou électriques. Tout cela n’intéressait pas Paul, il n’avait envie ni d’un café, ni d’une bière, ni d’un alcool plus fort. Il tourna place Saint-Sulpice et pris par les rues plus étroites qu’il y a derrière l’église, traversa le boulevard Saint Germain un peu avant Odéon et se dirigea vers la Seine, il descendit sur les quais et regarda couler le fleuve.
L’endroit était silencieux et presque désert, des péniches dormaient dans la nuit des quais mal éclairés par les lampadaires qui, plus haut, éclairaient les rues, et dont des hauts arbres tamisaient la lumière. Au-dessus des eaux et des maisons planait toujours cette étrange luminosité jaunâtre que la ville lumière donne à son ciel quand celui-ci est totalement couvert de nuages. Paul comprit qu’il n’y aurait pas d’étoiles, ni de lune à regarder et redirigea ses rêveries vers le fleuve et la Terre. La Seine n’avait pas encore débordée sur les quais mais elle léchait dangereusement le haut des quais. Le courant était rapide surtout autour des piles des ponts où les eaux s’enroulaient presque méchamment. Il eut soudain le désir de frôler de ses doigts cette peau vivante et diaprée d’éclats lumineux. Il s’accroupit et tendit le bras vers elle, sa main toucha l’eau froide et sombre du bout des doigts dans une caresse amoureuse comme envers une femme. Oui, la Seine pour lui était une femme à cet instant. Mais une femme laborieuse, fatiguée de trimer pour la civilisation industrielle, pour le tourisme. Ce n’était plus la jeune Seine des commencements qui s’ébrouait entre collines et prairies et coulait heureuse jusqu’à la mer et dans laquelle les hommes se baignaient nus. La reverrait-on jamais cette Seine non corsetée et limpide, non souillée par les pollutions et que les saumons remontaient ? « Aujourd’hui la terre était privée de ces enlacements amoureux, ceux-ci étaient devenus plutôt des étranglements qui l’étouffait petit à petit », songea Paul. Meurtrie par les arrêtes vives des quais et souillée de déchets, par quelle secrète et tenace hébétude continuait-elle de charrier sa misère et ses peines à travers villes, campagnes et ports jusqu’à la mer ? La pulpe des doigts de Paul en fut triste et se retira des eaux. Il reprit sa marche. Bientôt Notre-Dame dressa ses tours devant lui plus lumineuses que les jardins et la ville qui l’entouraient et solides comme une forteresse. Les yeux fixés sur ce bijou médiéval retaillé au milieu du 19ème siècle pour le rendre encore plus beau, il avançait sur les quais après Saint-Michel et vit soudain jaillir du sol les puissants arcs-boutants tendant leurs bras et la cathédrale vers le ciel en une offrande muette. Paul s’arrêta saisi et émerveillé de ce geste magnifique. Pourquoi donc le ciel refusait-il de s’émouvoir devant un tel présent ? Pourquoi opposait-il sa voute voilée et polluée à cette offrande lyrique ? Pourquoi s’opposait-il à ce jaillissement passionné ? « Dieu est mort » pensa Paul et tout retomba, l’élan se brisa, les arcs-boutants s’enracinèrent et enchainèrent la cathédrale à la terre. « Pour le regard profane de l’humanité présente et future», pensa-t-il encore. Violemment ému Paul préféra rentrer et garder ses fulgurantes impressions plutôt que de continuer sa balade. Il retourna place Saint Michel, prit le métro et rentra par la ligne 4 à Montparnasse qui s’endormait.